Au kibboutz
Janvier 1977, l’accueil en Haute Galilée a été sympathique. C’est dans un véhicule de transport de moutons, assis sur des bottes de foin que j’ai voyagé de l’aéroport international de Lod jusqu’au kibboutz agricole de Hulata. Je me sentais très à l’aise, prêt à découvrir la vie dans une contrée totalement inconnue. Je cherchais partout les montagnes du Golan, proches de mon kibboutz. Je me rappelle ma déception quand Aaron, le responsable des volontaires m’a dit : Mais elles sont juste là, en face de toi. Pour moi, habitué aux Alpes, ces montagnes étaient à peine des collines.
La seconde déception : le Jourdain. Selon ma carte géographique, entre les montagnes du Golan et le kibboutz devait couler le plus grand fleuve d’Israël, celui dont l’écoulement s’était arrêté pour laisser passer le peuple à son entrée dans la terre promise. Avec un ami, nous avions marché jusqu’au bas du Golan et retour, ensuite nous avions réétudié les cartes à notre disposition pour arriver à la conclusion : cette minuscule rivière insalubre que nous avions traversée devait bien être le fameux Jourdain ! A mon tour de com prendre la réaction de l’officier du roi de Syrie venu chercher une guérison chez le prophète Elie… Les fleuves de Damas ne valent-ils pas mieux que toutes les eaux d’Israël ?
Mon travail à l’atelier technique du kibboutz était supervisé par Mackee. Il parlait hébreu, anglais et allemand, il avait pu fuir l’Alle magne sans ses parents en 1938 et était arrivé en Israël à treize ans, en 1939. Il était le seul survivant de sa famille. Il me disait qu’il avait eu beaucoup de chance. Moi, je pensais au fond de moi-même que c’était un pauvre gars, orphelin, ayant dû fuir sans ses parents, quel choc ! C’était mon premier contact avec un monde étrange, j’étais un peu mal à l’aise, je n’imaginais pas les Juifs ainsi.
A côté de l’atelier travaillait un homme simplet. Il faisait toujours le même travail, séparer l’aluminium du métal. Il avait un aimant qui attirait le fer, l’alu restait au sol, était balayé et mis dans un autre container. Pavel n’était pas bavard, se reposait de temps en temps sur un tabouret, le regard hagard perdu dans le lointain. J’ai essayé de lui parler en anglais, en français et en allemand. Il me souriait gentiment et continuait son travail. C’était impossible de communiquer avec cet homme. Le soir, entre volontaires, nous parlions du vécu de nos journées. Etonnement, je n’étais pas le seul à être confronté à des espèces de gentils zombies, au psychisme gravement atteint. D’un côté, ils nous faisaient peur, de l’autre ils suscitaient la pitié, ils nous mettaient tous mal à l’aise. Le lendemain, j’ai demandé à Mackee comment je pouvais m’adresser à Pavel. Il ne parle que polonais. Enfant, il a survécu dans les latrines à Auschwitz. Il semble que son père ait été fusillé sous ses yeux. Quant à sa mère, lorsqu’elle a réalisé que la chambrée allait être gazée, elle lui a dit de se cacher dans les latrines. Pavel progressait lorsqu’il est arrivé au kibboutz. Mais maintenant son état psychique est stationnaire depuis de nombreuses années. Avec ce qu’il a vécu, la souffrance a saturé et bloqué sa perception, voire sa personnalité toute entière. A nous de montrer de la compréhension pour son comportement qui n’est pas étonnant. Mais je crois qu’il est heureux dans la famille du kibboutz. C’est sa seule famille, il n’a personne d’autre au monde. J’étais scié ! C’était quoi cette histoire de survivre dans des latrines ?
Une autre personne nous mettait très mal à l’aise. Helena était très serviable et d’une immense gentillesse avec tous les volontaires. C’était notre mère en Israël pour les questions de santé, de l’entre tien de nos habits, des pique-niques lors des sorties. Elle et son mari invitaient tous les volontaires, par groupe de trois, à de merveilleux repas festifs dans leur jardin. Le tatouage d’un numéro sur son bras suscitait beaucoup de questions parmi les nouveaux arrivés. Quelle signification cela pouvait-il avoir ? Aucun volontaire n’avait la moindre idée. Un jour, l’un de nous osa la question. C’était son matricule à Buchenwald, où elle avait passé presque une année et demie, de treize et quinze ans. Tellement abusée et violentée, elle était devenue stérile. Lors de sa sortie du camp, elle pesait la moitié d’un enfant de cet âge, je crois que c’était 27 kilos !
Toutes les personnes que j’apprenais à connaître avaient soit un passé épouvantable, soit une carrière de combattant. Mais aucun ne se plaignait, tous travaillaient et le soir du sabbat, c’était la fête dans la salle à manger. Ce que je vivais n’avait aucun lien avec les supers soldats.
Je faisais connaissance avec un peuple brisé par la souffrance, balafré d’immenses plaies qui cicatrisaient très lentement. L’oubli des drames vécus était impossible, les injustices et le mépris subis marquaient l’esprit des survivants. Mais malgré une mémoire encombrée d’innombrables iniquités, ces gens essayaient de vivre pleinement et profitaient des moments joyeux de la vie.
Durant ma scolarité, j’avais suivi tous mes cours avec intérêt, j’étais formé, j’avais étudié l’histoire, aussi celle de la Seconde Guerre Mondiale, mais je n’avais jamais entendu parler d’Auschwitz, de solution finale, de camps de la mort. Et me voilà avec eux à table, au travail, à la piscine. Je tombais de très haut, Israël était totalement différent de ce que j’imaginais.
Un jour mon Prince viendra